I L'avant match
Le 24 Mars 1935, le FC Sochaux Montbéliard se déplace à Strasbourg pour le compte de la Journée 25 du Championnat de France de division 1.
Luttant au coude à coude depuis la troisième journée du championnat, les deux clubs n’ont jamais été séparés de plus d’un point et occupent actuellement la tête du classement du championnat.
Le championnat n’est pas terminé, il restera 5 journées à disputer, mais les deux équipes ont pris une telle avance sur leurs concurrents qu’ils ne peuvent plus être rejoints. Le troisième, l’Excelsior Roubaix, est relégué à 11 points. C’est dire que la rencontre qui les oppose peut être considérée comme une finale avant l’heure, le vainqueur ayant toutes chances de terminer en tête grâce aux deux points qui les sépareront. Il s’avérera que le scénario final sera tout autre.
La régularité dont ont fait preuve Sochaux et Strasbourg depuis le mois de septembre est peu commune. Invaincu à domicile, le RC Strasbourg reste sur 6 victoires consécutives. le FC Sochaux-Montbéliard est invaincu à l’extérieur et reste également sur 6 victoires consécutives.
Au cours des vingt-quatre matchs déjà joués, les 2 clubs n’ont encaissé que vingt-quatre buts, ce qui est un record.
Au match aller, le 27 Octobre 1934 à Sochaux, devant 12.000 spectateurs, le RC Strasbourg s’est imposé 3 buts à 2 malgré 2 buts de Pedro Duhart. Il s’agit de la dernière défaite du FCSM en championnat.
Depuis le vendredi soir, Sochaux s’est mis au vert au Hohwald, coquet coin des Vosges, tandis que les Strasbourgeois ont passé la journée du samedi, veille du match, au « Moulin de La Wantzenau».
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Le match suscite un engouement exceptionnel, jamais vu dans l’Est. Afin de permettre une assistance record de 25.000 spectateurs, les dirigeants du RC Strasbourg ont dû aménager leur stade. Une vaste tribune, aussi longue que le terrain lui-même, a été construite et à l’ouest, un immense terre-plein en plan incliné, est prêt à recevoir une quarantaine de rangs de spectateurs.
Dès le samedi, de nombreux supporters Sochaliens rallient Strasbourg, créant beaucoup d’animation dans les grandes brasseries du centre ville. Le dimanche, Strasbourg se réveille sous la pluie. Le coup d’envoi étant prévu à 15h00 , les portes du stade ouvrent à 11 heures ½.
Dès 10h00, la foule commence à affluer. A 11h15, des trains spéciaux et de nombreux cars amènent le gros des supporters du FC Sochaux Montbéliard, soit environ 3.000 personnes, dans la capitale Alsacienne. Il s’en suit un grand défilé des plus réussis et des plus joyeux qui se termine place Kléber.
La place est encombrée de voitures venues de Paris, du Doubs, des départements limitrophes, de Suisse même. Les supporters Sochaliens, armés de petits drapeaux jaunes et bleus aux couleurs de Sochaux, se sont répandus et manifestent bruyamment et joyeusement. Les voitures qui passent portent des affichettes avec ces mots Allez Sochaux que les uns et les autres répètent à tout instant.
M. René Blum, président du Supporter Club, dépose une gerbe de fleurs au pied de la statue du grand général, après l’exécution de la Marseillaise par la fanfare des supporters et en présence d’une foule nombreuse.
A midi, les tramways sont pris d’assaut pour rejoindre le stade de la Meinau si bien qu’à 13 heures, plus de 15.000 spectateurs occupent déjà leur place. Une organisation impeccable a su faire face à cette affluence inaccoutumée. A 13H30, le stade est plein à craquer. Les supporters agitent leurs petits drapeaux: blanc et azur pour les Strasbourgeois et jaune et bleu pour les Sochaliens.
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L’importance de la rencontre a attiré quelques personnalités dans la tribune d’honneur: M. Peretti della Rocca, préfet du Doubs, M. Chaigneau, secrétaire général de la préfecture, accompagné de M. Freund, chef de cabinet, représentant M. le préfet du Bas-Rhin. A ses côtés se trouvent MM. Barraud, sous-préfet de Strasbourg-Campagne, Paira, sous-préfet de Molsheim, et Matter, sous-préfet de Thann; MM. Walter, député, MM. Jean-Pierre Peugeot et Wyler, des Automobiles Peugeot. MM. le Dr. Schricker et Rijnink représentent la Fédération internationale de Football-Association, tandis que la Fédération Française a délégué MM. de Vienne, Hanot, Poinsignon et Jaudin, qui voisinent avec MM. Georges Levy, Espir et Jehl, de la Ligue d’Alsace.
De nombreux journalistes étrangers ont fait le déplacement, de Belgique, d’Allemagne, d’Angleterre, des Pays bas. Le match est retransmis à la radio.
La pluie cesse vers 14h30 et un soleil radieux apparaît. Le stade est en ébullition. Le spectacle peut commencer.

II Le match
Le 24 Mars 1935, les 2 équipes se présentent dans les compositions suivantes:
RC Strasbourg: Papas; Veillard, Hummel; Pawlack, Shaden, Bauer; Harthong, Heisserrer, Rohr, Sattler, Keller.
* le demi Halter, blessé. cède sa place à Bauer, joueur qui blessa Abegglen au match aller au stade de la Forge.
FC Sochaux Montbéliard: Wagner; Lalloué, Mattler; Gougain, Szabo, Lehmann; Finot, Abegglen, Courtois, Duhart, Leslie.
* Courtois et Wagner, rétablis, reprennent leur place.
Le RC Strasbourg, moyenne d’âge 24 ans, joue en maillot azur et le FC Sochaux Montbéliard, moyenne d’âge 25 ans, en maillot jaune (bouton d’or).
La rencontre débute à 15H00.
Le Journal d’Alsace
25 Mars 1935
Sochaux gagne le toss
Après les échanges de bouquets, l’arbitre livre une pièce de monnaie au sort et déjà la chance sourit aux visiteurs. En effet, Mattler a le droit de choisir et il installe son équipe avec le soleil et le vent dans le dos.
Cette formalité du choix du terrain est souvent de peu d’importance mais là, elle en eut une grande. Il était généralement escompté que la victoire resterait dans le camp qui marquerait le premier. Sochaux eut la possibilité de réaliser cet exploit soutenu par les éléments.
Dès le coup d’envoi, Strasbourg part vigoureusement à l’attaque et trouve le champ libre, car, à Sochaux, on observe la plus grande prudence. Duhart et Abegglen doublent leurs demis, tandis que Lalloué et Mattler s’attachent aux pas des ailiers adverses et ne les quitteront plus d’une semelle. A Szabo est confiée la tâche ingrate de suivre Rohr dans toutes ses escapades.
Les consignes sont bien observées, mais Heisserer puis Rohr se montrent dangereux. Une combinaison entre l’avant-centre et Keller fait frissonner les partisans de Sochaux que Wagner rassure par un arrêt impeccable. Déjà la prise de contact a paru suffisante aux Sochaliens et la bataille va se poursuivre sur les positions de Strasbourg.
On a tout le loisir d’admirer la fine technique des passes croisées et redoublées qu’échangent Courtois, Duhart et Abegglen, se déplaçant comme à la parade et gagnant du terrain avec aisance. Duhart est le premier à tirer au but et Papas est sauvé par la barre transversale. Une autre offensive en finesse et Duhart, ayant bien pointé, place au bon endroit. Papas a bondi et réussi à détourner en corner.
Le temps pour Keller d’aller faire un petit tour en face et d’entrer en collision avec Wagner, et les fantassins de Sochaux combinent une nouvelle et savante avancée une touche est jouée au milieu du terrain et Duhart, recevant de la tête, passe à Courtois qui ouvre sur Leslie. Bauer intercepte, mais il ne dégage pas assez loin et Duhart, travaillant avec beaucoup d’ardeur pour son club, se trouve bien placé pour glisser la balle dans le trot vers Abegglen qui n’a plus qu’à tirer très vite afin de prendre Papas à contre-pied.
Sochaux 1 à 0.
Hurlements et déploiement de drapeaux saluent cet exploit de toute beauté.
La deuxième mi-temps promettait d’être aussi passionnante que la première, mais on ne tarda pas à comprendre que Strasbourg et les défenseurs de Sochaux en feraient seuls les frais. Livrant les trois-quarts du terrain à leurs adversaires, les lions se retirèrent devant leur gage, en se contentant de repousser sans relâche les vagues d’attaque.
Peu à peu tous les joueurs, sauf Courtois, Finot et Leslie prirent part à la défense; et de même qu’Abegglen avait été le plus utile à l’avant, il fut le plus précieux à l’arrière. Caché on ne savait où, surveillant tranquillement les opérations menées avec cœur et puissance par Mattler, il se contenta de surgir chaque fois que d’aventure, le ballon se trouvait sur le chemin des filets.
Keller se dépense et obtient de suite un corner, mais les maladresses de Harthong, de Sattler et même parfois de Heisserer gâchent toutes les chances de réussite. Rohr lui-même paraît écœuré d’être si bien surveillé, agit mollement et met plusieurs loupés à son actif.
Alors que Strasbourg domine nettement, Abegglen et Duhart s’échappent parfois comme deux diables et viennent inquiéter Papas. Schaden rétablit vite la situation et recommencer à lancer ses avants.
La pression des Strasbourgeois s’augmente progressivement, mais ses avants ne peuvent obtenir que des corners. Un moment l’on a l’impression que les locaux peuvent égaliser, mais au fur et à mesure que le temps s’écoule, la défense des visiteurs, évitant l’affolement, se montre de plus en plus impénétrable.
Keller joue inter et Sattler à l’aile; ce dernier a quelques belles passes, mais le mur défensif résiste à tous les assauts. Schaden, désespéré de l’inefficacité de ses avants, tente sa chance lui-même; il shoots de loin. Wagner est surpris, mais la barre renvoie.
A quatre reprises, Rohr crut avoir enfin le but au bout de son pied, mais quatre fois, dans ce duel germano- suisse, Abegglen le lui souffla sous le nez, miraculeusement. Il n’y avait rien à faire et c’est sur cette victoire de Sochaux que l’arbitre siffle la fin du match.
Des deux gardiens, Papas fut le meilleur; il eut de beaux arrêts et ne pouvait rien contre le but qui lui fut marqué. Wagner commit plusieurs erreurs et bénéficia du fait que les avants strasbourgeois ne shootèrent pas.
Lalloué fut le meilleur arrière sur le terrain; vite et adroit, il s’entend avec Mattler à nettoyer nettement. Hummel et Veilland furent bons. Schaden fit une superbe partie et c’est grâce à lui que le Racing domina si franchement en seconde mi-temps. Pawlak tint bien sa place, mais Bauer souffrit du manque d’acclimatation.
Les demis Sochaliens firent sobrement une besogne ingrate, mais la firent sans défaillance. A Sochaux, il y avait cinq avants; à Strasbourg il n’y en avait que trois. Courtois, Leslie et Finot restèrent détachés en éclaireurs; jouèrent bien, sans plus. Tout le travail productif fut effectué par les inters. Abegglen est l’âme de l’attaque sochalienne. Duhart fut brillant en première mi-temps; il se reposa un peu durant la seconde.
Les trois avants strasbourgeois furent Keller, Rohr et Heisserer, mais seul Keller donna satisfaction. Heisserer lutta, mais fut très imprécis. Sattler fut toujours désemparé; quant à Harthong, n’importe quel amateur aurait fait mieux que lui.
L’arbitrage fut sévère, mais juste.

III L'après match
Les Réactions
L’arbitre M Conrié:
J’ai été surpris par la sportivité du public strasbourgeois. Ah! si dans notre Midi on pouvait se montrer aussi calme, combien notre tâche serait facilitée. Je redoutais l’incident. Or, rien ne s’est produit. Dix minutes, les premières, très difficiles. Le reste de la partie très agréable à diriger. Savez- vous que vous avez à Strasbourg un admirable gardien de but. J’ai beaucoup admiré Papas, et je le considère comme un des meilleurs joueurs français à ce poste.
Etienne Mattler:
Profondément heureux de la victoire de mon équipe. Remportée sur le sol Strasbourgeois, elle a pour moi une signification particulière. Mais mon plus grand plaisir a été éprouvé en constatant la sportivité du public strasbourgeois. Ce match se jouait sur la braise et il fut d’une correction parfaite. Dites à tous ceux qui vous lisent, combien je serai heureux lorsqu’il me sera permis de revenir dans cette accueillante Alsace rejouer contre votre Racing, dont l’équipe, soyez-en sûr, est égale à la mienne.
Willy Wagner:
Rarement j’ai été aussi heureux. J’avais juré qu’à Strasbourg je ne me laisserai pas rentrer de but. Vous voyez que j’ai tenu parole. Maintenant on va travailler encore afin de pouvoir enlever le titre. Le Racing est une belle équipe.
Etienne Gredy, directeur sportif:
Je suis très content et ce qui m’a fait plaisir surtout, c’est l’impeccable esprit sportif du public, qui fut véritablement admirable de tenue aujourd’hui.
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IV Considérations
Sochaux a gagné une partie difficile, vraisemblablement la plus difficile de la saison et a pris sa revanche sur le match aller. L’équipe s’est rachetée de sa lourde élimination en Coupe de France par l’Olympique de Marseille et a redoré son blason.
Il n’en reste pas moins que le FCSM a dû à une méthode qui n’est pas dans ses habitudes, d’enlever le gain d’un match qui, jusqu’aux ultimes instants, a été contesté par ses vaillants adversaires.
En effet, si Sochaux, en première mi-temps, a attaqué de front et a obtenu un avantage territorial indéniable, il n’en a pas été de même après le repos. Les Sochaliens se sont presque tous regroupés devant Wagner, se cantonnant en défense que les attaques ininterrompues des avants Strasbourgeois n’ont pu, par maladresse, prendre en défaut. Abegglen tenait alors, en fait, le poste de demi-centre; Courtois était isolé, ainsi que Finot et Leslie Miller.
Cette tactique défensive inhabituelle a semble-t-il été inspirée par Trello Abegglen pour qui un match nul aurait déjà été une bonne opération pour la quête du titre.
Comptablement, cette victoire est une excellente opération, Sochaux prend, seul, la tête du classement et paraît avoir les meilleures chances, désormais, d’enlever le tire de champion de France.
Il reste à Sochaux, comme d’ailleurs à Strasbourg, à disputer cinq matches pour en terminer avec le championnat de France.
Sochaux doit rencontrer. le 7 avril, Alès, à Sochaux; le 21 avril, Mulhouse, à Mulhouse; le 28 avril, Antibes, à Sochaux le 5 mai, l’O. L., à Lille; le 12 mai, l’Olympique de Marseille, à Sochaux.
Strasbourg rencontre, le 7 avril, Mulhouse, à Mulhouse le 21 avril. Montpellier, à Montpellier le 28 avril, Alès, à Strasbourg: le 5 mal, le Red Star, à Paris; le 12 mai, Fives. à Fives.
Suite à 2 défaites consécutives face à Antibes et à Lille, il faudra la large victoire face à l’Olympique de Marseille, à l’ultime journée, pour que Sochaux remporte son 1er titre de Champion de France en devançant le RC Strasbourg d’1 point (+ goal average). Ce match à Strasbourg aura donc bien été le véritable tournant de la saison.

La feuille de match
Stade de la Meinau
25 092 Spectateurs (record pulvérisé)
Arbitre: M Conrié
RC Strasbourg: Papas; Veillard, Hummel; Pawlack, Shaden, Bauer; Harthong, Heisserrer, Rohr, Sattler, Keller.
FC Sochaux Montbéliard: Wagner; Lalloué, Mattler; Gougain, Szabo, Lehmann ; Finot, Abegglen, Courtois, Duhart, Leslie.
But FC Sochaux Montbéliard: Abegglen 34′
